La Place-Monde

Une multitude de personnages traversent le plateau ; différents contextes, différentes ambiances sonores. Ex: une femme court sous la pluie, un couple se promène doucement main dans la main, des jeunes gens se chamaillent...

Un personnage -un  visage parmi d'autres - entre et se place au centre du plateau. Il pose une toupie sur le sol et la fait tourner. Dès que le jouet se met à tournoyer, tout le monde sur le plateau s'immobilise dans un mouvement net.

Un visage parmi d'autres : Regardez ! La toupie qui tourne sur elle-même. Instant de grâce quand la vitesse entraîne son poids vers le point d'équilibre. Regardez-là : petite danseuse sur la pointe  du pied... mais bientôt...patatras! La toupie s'arrête de tourner et tous reprennent vie et poursuivent leur chemin. Quelle dindonnade quand tout s'arrête. L'objet, planète superbe, derviche magnifique, devient d'un coup, d'un seul, grotesque, et comme blessé, endormi sur le flanc. Il en va ainsi comme du monde. Inconstant, toujours mouvant, tantôt cela, plus tard ceci sans aucune autre certitude que celle-là: tout change. Ou bien encore, rien ne dure, tout se transforme. Le monde est mouvement, le monde est métamorphose. Tenez, regardez cette place au milieu de laquelle je me trouve. Si je joue les toupies – et j'en ai trés envie !-, le monde tout à coup tangue et vire et chavire. Il se met à tourner sur lui-même. Bonjour passé, bonjour présent, bonjour ce qui n'est pas encore écrit ! Ici, l'hier, par-là, l'aujourd'hui, et plus loin, le demain ! S'arrêtant de tourner. Mes aieux, quel tournis. Ces rondes, ces visages, ces époques ajoutées, empilées, comme des couches de beurre sur des matins gourmands! La danse du temps, et au milieu ma carcasse d'homme, tout mon poids de vivant, moi, cela me donne l'envie furieuse de vivre, de croquer à pleine dents dans le derrière de l'existence !

Une dame entre sur le plateau avec son cabas de course.

Un visage parmi d'autres: Bonjour, madame !

Une dame-cabas, pressée:  Bonjour, bonjour.

Un visage parmi d'autres: Savez-vous que je suis présentement très heureux? Heureux d'être vivant ?

Une dame-cabas: C'est bien, c'est bien, j'en parlerai à mon chien. Elle sort.

Un visage parmi d'autres: Charmante, cette dame. Pas grave, ma joie n'en est pas écornée, je suis toujours très content. Et j'ai toujours ma jolie toupie ! Il s'apprête à la faire tourner sur le sol quand entre un vieillard.

Un vieillard: Pas la toupie, je vous en prie !

Un visage parmi d'autres: C'est que ça m'amuse...

Un vieillard: Et ma cataracte, vous pensez donc que ça l'amuse? Ne transformez pas ma pupille en tambour de machine à laver, s'il vous plaît.

Un visage parmi d'autres: C'est donc si inconfortable que cela de vieillir?

Un vieillard: C'est comme être assis sur une fourchette. Ou sur de la quincaillerie. C'est froid, ça pique, c'est métallique.


Un visage parmi d'autres: Ah. Un temps. Vous aimez cette place?

Un vieillard: J'aimais l'ancienne, oui. Les platanes surtout.

Un visage parmi d'autres: Parlez m'en.

Un vieillard: Ils étaient beaux, ils étaient grands. Ils avaient quelque chose de bienveillant. Ils...les...

Un visage parmi d'autres: Oui ?

Un vieillard: Ils les ont emmenés. On ne les reverra jamais. Vous comprenez ? Nada, pfiou, envolés les vieux amis, les grands remparts qui nous gardaient à l'ombre.

Entre un personnage hyper-looké avec des lunettes de soleil noir.

La modernité:  Des trémolos dans la voix, la paupière rosie et de l'humidité sous la paroi...on dirait bien que ça parle des platanes en allés par ici. Au vieillard, Voulez-vous un mouchoir mentholé?

Un vieillard: Bas les pattes! S'adressant au visage parmi d'autres, Lui, je ne peux pas le saquer !

Un visage parmi d'autres: Vous le connaissez?

La modernité: Enfin, le toisant, madame, monsieur, être-non-identifié, cher crustacé, tout le monde me connaît. Hurlante, déboulante, décoiffante, pimpante, extravagante, haleine fraîche et chaussures en P.V.C ciré, me voici, me voilà, j'ai nommé: la modernité.  Lui tendant une carte, Je vous laisse ma carte ?

Un visage parmi d'autres: Sans façon, merci.

La modernité: Comme vous voudrez. Sachez toutefois que si d'aventure vous me cherchez, vous me trouverez partout où ça rutile, partout où ça frétille, sous les néons des grands magasins, sur toutes les rues macadamées et sur tous les sommets des grands gratte-ciels électrisés. Oh yeah.

Un vieillard: Oh vous pouvez toujours vous agiter comme un beau diable, vous ne trompez personne. Certainement pas moi en tous cas. Vous regarder parader avec cet air de contentement affreux sur la façade et danser sur du vide,  c'est tout bonnement...dégoûtant.

La modernité: Permettez, permettez, ce qui est présentement dégoûtant -sauf votre respect- c'est votre dentier vieillot qui vous fait postillonner plus sûrement qu'un lama irrité. Tous aux abris !

Un vieillard, au visage parmi d'autres: Vous entendez?  Ca, c'est la modernité tout craché. Parce qu'elle n'a à sa disposition rien d'autre que le vertige de son propre vide, il lui faut attaquer le passé, la mémoire, ce qui a été. A la modernité,  Savez-vous ce que vous êtes ? Je vais vous le dire, moi : vous êtes une promesse qui ne sera pas tenue.

La modernité: Et vous, un agrippé-du-passé, un estropié du progrès !

Un vieillard:  Étagère suédoise, pédoncule technologique, va!

Un visage parmi d'autres: S'il vous plaît, s'il vous plaît!

La modernité: Réactionnaire!

Un vieillard: Fossoyeur des choses vraies !

La modernité: Affolé de l'avenir, insecte rampant sur le bois véreux du souvenir!

Un vieillard: Cancer de la civilisation, pneu brûlé, pantalon baissé devant la virtualité !

La modernité : Vous dépassez les bornes ! Je demande un duel pour laver mon honneur ! Sur le champ !

Un visage parmi d'autres: Arrêtez cette mascarade ! Vous n'allez tout de même pas...

Un vieillard, pointant  sa canne sur la modernité: En garde, coquin !  Je me battrai contre vous à la pointe de la canne !

La modernité, ironique: Mamma mia, je tremble, j'ai peur devant cet insignifiant cure-dent! Quel piètre stratège vous faites : choisir un bout de bois quand l'époque vous ouvre tout grand les portes des armureries high-tech. En ce qui concerne le choix des armes, moi, j'opte pour le smartphone:  option lampe de poche pour vous aveugler, sonneries stridentes pour vous déstabiliser et tutoriel en ligne pour...

Un visage parmi d'autres, s'interposant : Ca suffit ! Allez-vous me dire ce qui se passe ici? Je n'y comprends plus rien. Je me trouvais ici, heureux, sur cette place quand...

La modernité: Vous mettez le doigt sur le point brûlant de cette affaire...

Un visage parmi d'autres: Quelle affaire?

La modernité, le vieillard, ensemble: La place, pardi!

La modernité: Je dirais même plus : la place hashtag pardi!

Le vieillard: Vous ! Taisez-vous. Vous ne savez même pas de quoi vous parlez. Vous n'avez pas connu. La vie, la vraie. Ici. Le marché aux cerises. La place noire de monde, les commémorations. Je ne reconnais rien. Ici tout a changé.

La modernité: Il fallait tout changer.

Le vieillard: C'était très bien comme c'était.

La modernité: Comment ? C'est beaucoup mieux maintenant.

Le vieillard: Et nos platanes?

La modernité: Tous malades.

Le vieillard: Faux !

La modernité: Vrai !

Le vieillard: Peut-être. Quoiqu'il en soit, ça n'enlève pas le chagrin. Et les places de parking?


La modernité : C'était si laid. Et maintenant, regardez : des espaces pour partager, se rencontrer.

Le vieillard: Mouais.

La modernité, prenant à parti un visage parmi d'autres: Vous voyez, il n'y a rien à faire. Le passé est buté et s'agrippe a ce qui a été.

Le vieillard: Arrêtez de dire que je m'agrippe à tout va! Je ne suis pas un bigorneau, que diable !

La modernité: Ca, ça reste à prouver.

Un visage parmi d'autres : Assez! On se croirait dans une cour de récré! A la modernité, Vous, oui, vous, dites-lui que ce n'est pas un bigorneau !

La modernité: Puisqu'il le faut...au vieillard, Vous n'êtes pas un bigorneau.

Un visage parmi d'autres: On tient le bon bout. Au vieillard, Vous, oui, vous, dites-lui quelque chose de doux.

Un vieillard: De doux? Voyons voir...euh...roudoudou.

Un visage parmi d'autres: Comment? C'est tout? Mettez-y du vôtre!

Un vieillard: Gnagnagna.Vous êtes fringant comme un petit cheval. Voilà.

La modernité: Vraiment? Ah bah ça, c'est gentil. Si j'ai de l'énergie, c'est surtout grâce à mon coach en ligne qui m'a prescrit des compléments alimentaires pour me re-pimper le derrière : spiruline, baies d'açai, chou fermenté et baies de goji.

Un vieillard, entendant mal: Qu'est-ce qu'il dit?

La modernité, sur-articulant: Des-baies-de-goji! Goji!

Un visage parmi d'autres: Ca n'a pas d'importance. Regardez. Il sort sa toupie et la fait tourner sur le sol. Aux deux autres personnages, Que voyez-vous?

La modernité:  C'est un cercle.

Un vieillard: C'est une ronde.

La modernité: De l'énergie.

Un vieillard: Une danse.

Un visage parmi d'autres: Regardez encore.

Un vieillard: Cette toupie...tout à coup, cela me fait penser...

La modernité, un vieillard, ensemble: Au monde.

Un visage parmi d'autres: Au monde comme il va.

Un vieillard: Au monde comme il a été.

La modernité: Au monde comme il sera.

Un visage parmi d'autres: Formidable.

Un vieillard, la modernité, ensemble: Formi-quoi ?

Un visage parmi d'autres:  Ne comprenez-vous pas ? Silence.Que vous êtes d'accord. Que  nous sommes d'accord. Que nous parlons d'une seule et même chose. Nos paroles se dévident sur un fil commun, et si le temps en apparence semble les séquencer, voyez qu'il n'en est rien. Advenu ou encore contenu, le monde demeure le monde et vous, montrant le vieillard, et vous-même, montrant la modernité, le composez d'une même manière.

La modernité : Ce que vous essayez de nous dire...

Un visage parmi d'autres, l'interrompant:  C'est que la place est votre place. Elle est à vous, et à vous également. Vous l'avez connue hier, et lui la connaîtra demain, certes, mais elle demeure depuis longtemps en s'inscrivant dans le mouvement du temps. Regardez-moi : j'ai atterri ici, je ne me souviens plus comment, et au milieu de cette place dont je ne savais rien, je me sentais content. Place d'hier ou d'aujourd'hui, la place est belle d'être une place où chacun peut y avoir une place. Vous me suivez ?

Le vieillard : Je crois que oui.

La modernité: Je crois que moi aussi.

Un temps de silence durant lesquels les trois personnages semblent goûter l'instant.

Le vieillard : C'est vrai qu'on est pas mal.

La modernité : Hashtag chill hashtag bombastic.

Un visage parmi d'autres: Et la douceur du petit vent du soir...

Un temps, à nouveau.

La modernité : Il manque cependant...

Un vieillard : Un petit quelque chose...

Un visage parmi d'autres : Oh vous croyez vraiment ?

La modernité, le vieillard, ensemble, s'écriant: Un petit pastaga !

La modernité : Allez, c'est ma tournée, allons nous en jeter un !

Un vieillard: Volontiers, volontiers, je ne refuse jamais. Mais avant...il maugrée quelque chose entre ses dents.

La modernité : Qu'est-ce qu' il fait ?

Un vieillard : Je remercie.

La modernité : Oh mais de rien, de rien, mon cher ami.

Un vieillard : Pas vous. Les platanes en allés. Récitant, Merci pour l'ombre, et la lumière qui perçait au travers du feuillage. Merci pour les larges troncs , merci pour l'amitié et les souvenirs encuirassés dans votre bois dont vous tous témoigniez. Un temps ; un visage parmi d'autres lui met la main sur l'épaule en signe de soutien. C'est bon, me voilà prêt.

La modernité : Vous savez, si vous y tenez vraiment, je pourrais faire projeter des arbres hologrammés...

Un vieillard : Bouclez-la avant que je ne renonce à ce petit pot de l'amitié !

La modernité:  D'accord, d'accord, mais vous ne pourrez pas dire que je n'ai pas essayé.

Les deux personnages s'éloignent doucement.

Un vieillard, au loin : Vous savez ce qui est beau dans tout ça ? C'est que la place, elle, demeurera. Nous, un jour ou l'autre, on n'aura pas d'autre choix que celui de crever. Il faudra rendre son tablier.

La modernité: Quelle idée ! Moi, je compte bien me faire cryogéniser. Se retournant vers un visage parmi d'autres, Vous ne venez pas avec nous ?

Un visage parmi d'autres: Allez-y, je vous rejoins dans un instant ! Les deux personnages sortent. Un visage parmi d'autres fait tournoyer sa toupie une dernière fois et la regarde en souriant. Chantant doucement,

Tourne, tourne, petite toupie,
dessine l'hier et l'aujourd'hui
tourne, tourne, petite toupie
au gré du vent qui t'arrondit
tourne, tourne, petite toupie
au fil du temps passe la vie

Noir plateau.

Le revenant

Le revenant:
C'est le matin qui m'a cueilli. D'un geste pur, d'un geste souple. Je dormais dans un champs, la brume me couvrait depuis... un long moment. Le temps m'avait creusé un lit d'herbes et de terre. Je n'étais pas si mal, la panse ouverte sur les étoiles et les pluies odorantes. Des fleurs sauvages, mauves, et jaunes parfois, s'épanouissaient au printemps parmi la rangée de mes dents. Ce devait être beau à voir pour les oiseaux qui planaient quelques fois au-dessus de mon sommeil. Allez savoir pourquoi, leurs vols avaient pour moi l'amplitude d'une promesse. Quelle promesse? Je ne sais pas. Quelque chose qui vient, qui apporte le monde dans sa besace et vous l'ouvre toute grande. Non, vraiment, je n'étais pas si mal. Mais voilà qu'un matin, le soleil réchauffe ma carcasse. Un fourmillement monte le long de mes os et sous mes doigts, soudain, une pulpe nouvelle. L'os laisse échapper la chair qu'il contenait toujours et me recouvre d'un coup de rose, de rouge et de veines bleutées. Tout éclate, tout s'agrège, tout revit. Adieu blancheur, adieu ivoire de la mort, je redeviens vivant, je retrouve mon poids, mon vertige de pesant. Et me voilà debout. Avec moi, impérieuse, ruante, l'envie de m'en retourner chez moi. Elle vient de loin, du creux du ventre, de l'origine, de l'animal. Moi, j'appelle ça, l'instinct du canasson, il hennit. Revoir mon clocher, mon village, mes parents, et Marcel, mon frangin rien qu'à moi. Revoir les commerces, les cafés, et les filles aussi. Belles, oui, insolentes de beauté comme des soleils apprêtés, comme des brassées de cerises toutes zébrées de sucre qu'on voudrait dévorer. Ah! Allez, je rentre. Marcher me fait du bien. Me dégourdit les pattes. C'est que j'avais oublié, moi. Combien c'est bon de marcher, de sentir ses pieds gratter la peau des sentiers de Provence. Grattez, grattez, gentils pieds ! Je marche, plutôt je cours, je bondis, je vole au-dessus des cyprès qui viennent chatouiller le dessous de mes pieds ! Ah! Ca y est! Le  regard reconnait. Air, vents, petits nuages qui m'avez porté là, laissez-moi à l'entrée du village. Oh. Comme. Comme tout a changé. Silence. C'est bien normal, j'ai dû changer aussi. Silence. Comme tout ici me semble neuf. Et pourtant dans les airs, un parfum familier. Respirant, C'est l'enfance, c'est l'odeur boisée du souvenir. Quelque chose m'étreint, une angoisse, ou plutôt, l'envie que quelqu'un que j'aime et qui m'aime m'ouvre très grand ses bras. J'ai besoin. J'ai besoin qu'on me serre. Qu'on m'embrasse, qu'on me dise "tu es de retour, c'est bien, nous t'attendions". Alors, je cours. Dans les ruelles ascendantes, à toute allure, sans reprendre mon souffle. Enfin, la porte de la maison de mes parents! Je frappe, je tambourine, comme un dément, de toutes mes forces. Ouvrez-moi! Ouvrez-moi, c'est moi, l'aîné, le grand, le premier de vos fils, ouvrez-moi ! Petite mère, petit père! Ouvrez, ouvrez, je vous en prie ! Silence. Mais personne n'ouvre, personne ne répond. Je crois. Je crois que je n'ai plus de maison. Que reste-t-il à celui que le temps a dépossédé? Rien, sinon, l'errance, la marche vide et la silhouette absente. Alors, je marche, et la joie de mon poids retrouvé s'évapore un peu plus à chaque pas. Je redescends, et comme une ombre je passe l'arche de la porte de Carpentras avec dans la bouche le goût âcre du chagrin. C'est vrai, j'ai tant de peine. Revenir pourquoi ? Pour caresser l'absence, pour pleurer sur mon sort ? Je n'ai pas traversé tout ça pour...oui traverser. La guerre est  une forêt. Noire, nuit, pluie, racines, on ne distingue plus rien, et l'on ne voit le jour qu'à la lueur des matins désolants. Et l'on ne voit le jour que pour compter les morts. Ma pupille est encore noircie par le feu de cette apocalypse où ma vigueur m'a précipité. Je ne regrette pas, j'ai servi mon pays. Mais, et c'est bien malgré moi, mon âme pleure le printemps qu'elle ne connaîtra pas, et la femme, les enfants, les amis, les rides belles au coin de yeux et la douceur de la mort quand elle s'en vient après que la vie a passé. Mourir à dix-huit ans, cela n'a pas de sens...Tiens, qu'est-ce...apercevant le monument aux morts sur la place, maman? Maman? Est-ce que c'est toi ? Je vois une femme agenouillée, et dans ses bras...ce pourrait être moi ! Il court. Oh une stèle, et  puis dessus, des noms, des noms gravés ! Auguste, mon ami, c'est ton nom qui apparaît là ! Et ici, Marcellin ! Marcellin, je me souviens...tes oreilles décollées. Ce que j'ai pu t'enquiquiner. Pardonne-moi mes sottises, mon vieux. Tiens ! Mon nom ! Mon nom à moi ! On ne m'a donc pas oublié, on se souvient de moi ! Merci, merci, qui que vous soyez de ne pas m'avoir laissé me perdre dans l'oubli. J'ai servi mon pays, oui, j'ai fait ce qui m'a semblé juste. Je ne regrette pas. Continuons, continuons, voulez-vous ? Vous, de ne pas m'oublier, et moi, de ne pas regretter. A la statue du monument aux morts, Et puisque ma maison s'en est allée avec le temps, et le roulement incessant des vivants, veux-tu bien m'abriter? Petite mère d'airain, veux-tu bien me serrer ? Qu'importe que tu pleures, tu peux pleurer sur moi ; aime-moi seulement une dernière fois.


Le platane qui fume

La vieille carcasse,

comme une arche de bateau qui pointe son nez

vers le haut,

échouée sur la place,

médite.

La branche au bec,

comme un dandy,

il se laisse caresser

par le vent, et la pluie,

par la courbe argentée des soleils de midi.

D'aucuns disent qu'il dort.

Non.

Il se dore.

Dans le creux,

sous ses nœuds,

la chaleur.

Crépitement

sous l'écorce craquelée.

Évidé,

dévoré,

perforé,

cathédrale désertée,

le platane fume

sur la place.

Sa dernière cigarette.

Celle du condamné.

Du vivant consumé.

L'air et le feu mêlés

détricotent  les racines.

Et

Comme un oiseau

que l'ascension

aspire,

la flamme jaune et bleue

s'étire

le long de l'arbre-simulacre.

Il est colonne,

ligne,

trait,

image vidée de moelle et de réalité.

Bientôt, le nuage noir.

Corbeau.

Tombeau.

Et puis, l'eau salutaire

sur la peau émiettée

du fumeur de la place.

Trop tard.

Platane.

Tu caracoles dans les airs enfumés,

- goguenard

bien que pulvérisé-

et tu ris de toi-même :

toi qui régnais sur les hommes et le temps,

tu tires ta révérence

à la manière


d'une cheminée.